Paul Edwin
Cole est dans de sales draps. Après avoir été surpris par le mari de l’une de
ses conquêtes en fâcheuse position, ce jeune acteur, belle gueule new-yorkaise
en tournée dans l’Amérique profonde, se réveille dans un hôpital de province
sans le moindre souvenir de ce qui a précédé son « agression ». Pis
encore, sa mémoire immédiate s’étiole : les noms, les dates, les faits
s’effacent au fur et à mesure qu’ils s’impriment, laissant le pauvre Paul comme
une coquille vide qu’il va chercher désespérément à remplir. Pour financer son
voyage-retour à New York, il trouve un job à la tannerie de Jeffords, et
recouvre les murs de la petite chambre qu’il loue à la semaine de mots
griffonnés à la hâte, sensés maintenir vivaces les quelques souvenirs qui
hantent encore son esprit décharné. De retour à New York, il n’a pas d’autre
choix que de se fier à ceux qui partageaient son ancienne vie pour tenter de
reconstituer le puzzle du « véritable » Paul Cole.
Il y a le
Westlake de Dortmunder, l’as de la cambriole poursuivi par la guigne, dont les
tribulations ont égayé des milliers de fans du genre « comico-polar »
dans lequel il s’était rendu maître. D’autres œuvres, celles-là beaucoup plus
sombres, nous donnaient aussi l’occasion de découvrir la noirceur de son humour
(souvenez-vous, dans Le Couperet, les
scènes formidables de thérapie conjugale). Mémoire
morte, j’ai le regret de vous l’annoncer, a peu de chance d’exciter vos
zygomatiques. Ecrit en 1963, resté à l’abri des regards jusqu’à ce que son
manuscrit soit découvert et publié en 2010 aux Etats-Unis, soit près de deux
ans après sa mort, il fait partie de son « œuvre au noir », plus
proche du roman psychologique que du véritable policier. C’est pourquoi j’ai finalement
décidé de le publier sous la rubrique « Romans étrangers », et pas du
côté des polars et thrillers. Cette quête d’une mémoire perdue aurait pourtant
fourni le terreau idéal pour une intrigue policière. Scénaristes et auteurs ont
souvent fréquenté cette voie (citons, entre autres, le film Memento, réalisé par Christopher Nolan),
avec plus ou moins de succès. A l’époque où Westlake rédigeait son manuscrit,
il avait déjà fait publier trois thrillers (trop respectueux du genre et pas
assez personnels, selon leur auteur). Mémoire
morte faisait donc déjà figure d’ovni par rapport au reste de sa production
de jeune écrivain.
L’incident
déclencheur du roman est digne d’un vaudeville : un mari cocu,
fou de jalousie, un amant charismatique (le héros), une femme aux mœurs
légères, et une bagarre qui ne pouvait manquer de se produire. Une fois Paul
sorti du coma, cependant, c’est un tout autre tableau qui nous est
présenté : perdu quelque part dans le midwest, chassé de l’hôpital où il
fut hospitalisé par un shérif aux allures de cow-boy, il se retrouve seul face
à l’énigme grandissante de sa propre vie. Une seule idée parvient à se
maintenir dans le chaos de sa mémoire, retourner à New-York, « chez
lui », et espérer que tout revienne en ordre. Hélas, le temps est pour lui
un ennemi implacable, qui érode plutôt que de combler le gouffre défigurant sa
mémoire. Chaque jour qui passe le laisse plus vide et désorienté ; son
seul soulagement est de se plonger dans une routine anesthésiante. A Jeffords,
le travail qu’il décroche à la tannerie stimule ses muscles et laisse son
esprit en paix. De retour à New York, dans son petit appartement de Greenwich
Village où il va s’enfermer progressivement, il consacre plusieurs heures
quotidiennes à tout nettoyer avec une méticulosité qui frôle la monomanie.
Ainsi ne prend-il jamais le risque d’une initiative malheureuse qui
l’écarterait du chemin du véritable Paul, celui qu’il n’est plus, qu’il ne
comprend plus, dont il ne partage ni les goûts ni les amitiés. Fatalement, il
provoque malgré lui nombre d’incidents malheureux qui détournent de lui tous
les personnages superficiels, infidèles et déloyaux qui peuplaient son
existence passée. Paul Edwin Cole était un acteur, un jeune espoir de la scène
américaine : comment poursuivre un telle carrière quand on n’est même pas
capable de se souvenir des rendez-vous pris pour le jour même ? Chaque
jour un peu plus, le héros devient une sorte d’étranger se sentant redevable
envers l’ancien Paul Cole, comme s’il l’avait tué de ses propres mains, comme
si, en le ressuscitant, il allait à coup sûr trouver le bonheur en même temps
que le sens de la vie. Une quête de plus en plus absurde, déshumanisante par
les humiliations qu’elle impose.
La
déshumanisation est en effet au cœur de cette histoire étrange et désespérée.
Car il semble qu’en étant privé de sa mémoire (de ses souvenirs anciens et de
sa capacité à mémoriser le présent), le héros descende de quelques étages dans
la pyramide des espèces. Son enfer personnel ne se trouve allégé que par les
séances de travail machinal auquel il se livre chaque jour, et durant
lesquelles il ne songe plus à rien et en perd la conscience de sa propre
existence. Incapable d’assumer les traits et les caractéristiques du Paul Cole
qui se dresse au sommet de la montagne vertigineuse dont il a entrepris
l’escalade, terrorisé et honteux à l’idée d’amorcer une nouvelle vie, son
enfermement progressif devient l’instrument de sa disparition aux yeux du
monde. Ce qui distinguerait alors l’homme de l’animal serait sa capacité à influencer
son environnement extérieur, un exploit inaccessible pour Paul, contraint de se
reconstruire autour de données aléatoires et changeantes, effacées jour après
jour pour être remplacées par les leurres qu’il se crée lui-même
involontairement.
Westlake nous
conte cette histoire dramatique avec une incroyable précision de style, que
tous ses admirateurs reconnaîtrons aisément : quand l’un de ses
personnages boit un verre de trop, c’est nous qui avons la gueule de bois. Une
écriture rapide et pointue, exempte de toute préciosité, qui nous précipite
sûrement dans les affres vécues par son malheureux personnage. Reste à la fin
un roman superbe, brillant, à la lecture duquel, tragédie ultime, nous n’avons
pas fini de regretter la disparition de son génial écrivain.
Mémoire morte (Memory), Donald Westlake, éditions Rivages/Thriller, janvier 2012
pour l’édition française.
Merci Lauren! Encore un bon roman à lire!
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