mercredi 22 février 2012

Mémoire morte, Donald Westlake


Paul Edwin Cole est dans de sales draps. Après avoir été surpris par le mari de l’une de ses conquêtes en fâcheuse position, ce jeune acteur, belle gueule new-yorkaise en tournée dans l’Amérique profonde, se réveille dans un hôpital de province sans le moindre souvenir de ce qui a précédé son « agression ». Pis encore, sa mémoire immédiate s’étiole : les noms, les dates, les faits s’effacent au fur et à mesure qu’ils s’impriment, laissant le pauvre Paul comme une coquille vide qu’il va chercher désespérément à remplir. Pour financer son voyage-retour à New York, il trouve un job à la tannerie de Jeffords, et recouvre les murs de la petite chambre qu’il loue à la semaine de mots griffonnés à la hâte, sensés maintenir vivaces les quelques souvenirs qui hantent encore son esprit décharné. De retour à New York, il n’a pas d’autre choix que de se fier à ceux qui partageaient son ancienne vie pour tenter de reconstituer le puzzle du « véritable » Paul Cole.

Il y a le Westlake de Dortmunder, l’as de la cambriole poursuivi par la guigne, dont les tribulations ont égayé des milliers de fans du genre « comico-polar » dans lequel il s’était rendu maître. D’autres œuvres, celles-là beaucoup plus sombres, nous donnaient aussi l’occasion de découvrir la noirceur de son humour (souvenez-vous, dans Le Couperet, les scènes formidables de thérapie conjugale). Mémoire morte, j’ai le regret de vous l’annoncer, a peu de chance d’exciter vos zygomatiques. Ecrit en 1963, resté à l’abri des regards jusqu’à ce que son manuscrit soit découvert et publié en 2010 aux Etats-Unis, soit près de deux ans après sa mort, il fait partie de son « œuvre au noir », plus proche du roman psychologique que du véritable policier. C’est pourquoi j’ai finalement décidé de le publier sous la rubrique « Romans étrangers », et pas du côté des polars et thrillers. Cette quête d’une mémoire perdue aurait pourtant fourni le terreau idéal pour une intrigue policière. Scénaristes et auteurs ont souvent fréquenté cette voie (citons, entre autres, le film Memento, réalisé par Christopher Nolan), avec plus ou moins de succès. A l’époque où Westlake rédigeait son manuscrit, il avait déjà fait publier trois thrillers (trop respectueux du genre et pas assez personnels, selon leur auteur). Mémoire morte faisait donc déjà figure d’ovni par rapport au reste de sa production de jeune écrivain.
L’incident déclencheur du roman est digne d’un vaudeville : un mari cocu, fou de jalousie, un amant charismatique (le héros), une femme aux mœurs légères, et une bagarre qui ne pouvait manquer de se produire. Une fois Paul sorti du coma, cependant, c’est un tout autre tableau qui nous est présenté : perdu quelque part dans le midwest, chassé de l’hôpital où il fut hospitalisé par un shérif aux allures de cow-boy, il se retrouve seul face à l’énigme grandissante de sa propre vie. Une seule idée parvient à se maintenir dans le chaos de sa mémoire, retourner à New-York, « chez lui », et espérer que tout revienne en ordre. Hélas, le temps est pour lui un ennemi implacable, qui érode plutôt que de combler le gouffre défigurant sa mémoire. Chaque jour qui passe le laisse plus vide et désorienté ; son seul soulagement est de se plonger dans une routine anesthésiante. A Jeffords, le travail qu’il décroche à la tannerie stimule ses muscles et laisse son esprit en paix. De retour à New York, dans son petit appartement de Greenwich Village où il va s’enfermer progressivement, il consacre plusieurs heures quotidiennes à tout nettoyer avec une méticulosité qui frôle la monomanie. Ainsi ne prend-il jamais le risque d’une initiative malheureuse qui l’écarterait du chemin du véritable Paul, celui qu’il n’est plus, qu’il ne comprend plus, dont il ne partage ni les goûts ni les amitiés. Fatalement, il provoque malgré lui nombre d’incidents malheureux qui détournent de lui tous les personnages superficiels, infidèles et déloyaux qui peuplaient son existence passée. Paul Edwin Cole était un acteur, un jeune espoir de la scène américaine : comment poursuivre un telle carrière quand on n’est même pas capable de se souvenir des rendez-vous pris pour le jour même ? Chaque jour un peu plus, le héros devient une sorte d’étranger se sentant redevable envers l’ancien Paul Cole, comme s’il l’avait tué de ses propres mains, comme si, en le ressuscitant, il allait à coup sûr trouver le bonheur en même temps que le sens de la vie. Une quête de plus en plus absurde, déshumanisante par les humiliations qu’elle impose.
La déshumanisation est en effet au cœur de cette histoire étrange et désespérée. Car il semble qu’en étant privé de sa mémoire (de ses souvenirs anciens et de sa capacité à mémoriser le présent), le héros descende de quelques étages dans la pyramide des espèces. Son enfer personnel ne se trouve allégé que par les séances de travail machinal auquel il se livre chaque jour, et durant lesquelles il ne songe plus à rien et en perd la conscience de sa propre existence. Incapable d’assumer les traits et les caractéristiques du Paul Cole qui se dresse au sommet de la montagne vertigineuse dont il a entrepris l’escalade, terrorisé et honteux à l’idée d’amorcer une nouvelle vie, son enfermement progressif devient l’instrument de sa disparition aux yeux du monde. Ce qui distinguerait alors l’homme de l’animal serait sa capacité à influencer son environnement extérieur, un exploit inaccessible pour Paul, contraint de se reconstruire autour de données aléatoires et changeantes, effacées jour après jour pour être remplacées par les leurres qu’il se crée lui-même involontairement.
Westlake nous conte cette histoire dramatique avec une incroyable précision de style, que tous ses admirateurs reconnaîtrons aisément : quand l’un de ses personnages boit un verre de trop, c’est nous qui avons la gueule de bois. Une écriture rapide et pointue, exempte de toute préciosité, qui nous précipite sûrement dans les affres vécues par son malheureux personnage. Reste à la fin un roman superbe, brillant, à la lecture duquel, tragédie ultime, nous n’avons pas fini de regretter la disparition de son génial écrivain.

Mémoire morte (Memory), Donald Westlake, éditions Rivages/Thriller, janvier 2012 pour l’édition française.

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