C’est
un pays frappé de plein fouet par la crise qui s’apprête à élire son nouveau
président. Une crise qui pourrait bien remettre en cause la fameuse exception
américaine, et qui a touché l'un des éléments les plus essentiels du rêve
américain : les classes moyennes. Beaucoup d’anciens admirateurs d’Obama
admettent avoir revu leur copie : ses talents de diplomate, qui l’ont encouragé
à de trop nombreux compromis, ont éloigné de lui son électorat démocrate. Trop
proche des Républicains, Obama ? Pas assez marqué à gauche ? Avec sa réforme du
système de santé (jugée trop molle par de nombreux démocrates), il a pourtant
réalisé un exploit là où tous ses prédécesseurs ont échoué. Nettement
insuffisant, si l'on en croit ses admirateurs déçus.
Ceci
dit, la scène politique ne reflète pas toujours les opinions de la rue. Sous la
lumière des caméras, politiciens et hommes d’Etat semblent vouloir effectuer un
retour à au radicalisme : la gauche est de plus en plus à gauche, la droite, de
plus en plus extrémiste. Une image que vient pourtant contredire le nouveau
livre de Louise Couvelaire, avec ses portraits de jeunes Américains pas si
idéalistes, et parfois indifférents aux actions de grande échelle, jugées
peut-être inutiles parce qu’ils ne peuvent avoir aucune influence sur elles.
Car l’important pour eux, c’est d’agir, coûte que coûte. Ils ont parié sur
l’économie verte ou la politique locale, ils ont révolutionné les anciens
cadres du journalisme ou de la haute-finance, ils défendent le non profit
(le "non lucratif") ou rejettent les diktats de ceux qui les
gouvernent. Ils peuvent être guidés par leur vocation ou s’inventer, au petit
bonheur la chance, de nouvelles sources d’enthousiasme... et de bénéfices
(sociaux ou financiers). Quoi qu’il en soit, ils lancent un mouvement qu’ils
espèrent perpétuel, et surtout exponentiel. L’Amérique ne s’est pas construite
sur de vains bavardages, ils le savent et en sont fiers.
A
l’image d’Hannah Giles, jeune étudiante indécise qui a changé quatre fois de
cursus, et trois fois d’université, avant de se rendre enfin à Washington, la
mort dans l’âme, pour y suivre des cours de journalisme qui, déjà, n’éveillent
plus son intérêt. Enfant, Hannah se rêvait en justicière ou en espionne pour la
CIA : aujourd’hui, elle n’a plus la moindre idée de ce qu’elle veut devenir.
Une seule idée l’obsède, se laisser guider par cette formidable énergie qui
l’anime : contre qui, ou quoi ? Elle l’ignore. Fille d’une enseignante et d’un
pasteur, élevée dans le climat sécuritariste et christo-républicain entretenu
par un patriarche aux allures de caporal-chef, elle tient pourtant à se
distinguer. Ni de droite, ni de gauche, elle croit dur comme fer aux vertus du
libertarisme, ce mouvement typiquement américain qui vise à rejeter toute forme
de contrôle gouvernemental. Hannah est une jeune fille intelligente, instruite,
curieuse et volontaire : c’est pourtant sans la moindre réflexion préalable
qu’elle va s’attaquer à l’une des associations démocrates les plus puissantes
du pays, ACCORN, déjà épinglée dans diverses affaires sans que la forteresse
n'en soit en rien ébranlée. Avec l’aide d’un garçon rencontré sur Facebook,
armée d’une caméra miniature et d’un solide bagout, elle va monter un scénario
digne des meilleurs polars : déguisée en prostituée, elle essaiera d’obtenir,
pour le compte d'un prétendu fiancé-homme politique (son complice), les crédits
qui lui permettront d’ouvrir une maison close déguisée qu’elle entend faire
tourner avec de jeunes immigrées illégales sud-américaines. L’argent remporté
financera la campagne de son cher et tendre. Un canular qui pourrait sembler
bien grossier, tant la femme qu'elle interprète fait preuve de cynisme et de
cruauté : pourtant, toutes les personnes rencontrées dans les bureaux ACCORN
des différentes villes qu'ils visiteront n’hésiteront pas à donner leurs
conseils, proposer des solutions financières, et même, faire fonctionner leur
réseau pour rendre le projet possible. Les vidéos successives, postées sur
Internet, provoqueront un scandale qui ruinera ACCORN définitivement. Hannah
n’avait pas la moindre idée de ce qui motivait son geste, pourtant héroïque par
les temps qui courent. Elle n’avait que vaguement entendu parler des
malversations de l’organisme avant de s’y attaquer. Son travail de
documentation ne viendra qu’après avoir pris sa décision, ferme et irrévocable.
Et
que dire de Justin, ce jeune homme d'affaires, teenager dans l’âme, un peu
irréfléchi et insouciant, qui va ériger un véritable empire médiatique par les
voies les plus inattendues ? Un jour, Justin fixe une caméra sur sa tête et
fonde Justin TV, qui diffuse sur internet toutes les images ainsi capturées :
le moindre épisode de son existence. Constatant au final que sa vie n’a rien de
passionnant pour les foules, il n’en développe pas moins son concept, étend son
influence, jusqu’à ce que son entreprise devienne au final l’un des principaux
médias par Internet, non pas du pays, mais du monde. Grâce à Justin TV et son
incroyable réseau de participants, on peut obtenir des images là où personne
d’autre ne peut aller filmer. Le projet aurait pu être celui d’un reporter
idéaliste : c’est Justin qui l’a réalisé, sans la moindre idée de ce qu’il
recherchait au départ, en dehors de l’argent et de la célébrité, deux choses
qui restent chères au cœur de la majorité de ces nouveaux espoirs du rêve
américain.
Sur
ce point, Louise Couvelaire insiste : la caractéristique la plus souvent
retrouvée dans ces success-stories décrites tout le long de son livre, c’est le
solide pragmatisme de ses héros. Changer le monde, certes, qui ne le voudrait
pas ? Participer au renouveau et à la gloire de leur pays, évidemment. Fonder
une nouvelle éthique, qui permettra d’éviter qu’une autre crise ne soit
provoquée par l’avidité de quelques traders irresponsables, magnifique. Mais
n'oublions pas que l’argent que toutes ces initiatives peuvent remporter est un
enjeu, et pas des moindres. Le développement des organismes « à but non
lucratif » se fait ainsi selon un nouveau modèle, au sein duquel ses
participants les plus actifs refusent de sacrifier tout confort financier.
Laura travaille pour un grand cabinet d’avocats new-yorkais, et juge non
seulement normal, mais aussi absolument indispensable que son temps de travail
consacré aux affaires prises en charge de façon bénévole soit compté dans son
temps de travail rémunéré. L’idée de travailler dans un organisme entièrement
dévoué à défendre les plus pauvres dans les tribunaux, est rejetée d’office :
on n’y gagne pas assez bien sa vie. D’ailleurs, à l’heure actuelle, le nombre
d’heures consacrées à ce type de dossiers est un argument qualitatif pour la
promotion des professionnels du droit américains : s’ils espèrent obtenir un
jour un bon classement dans les magazines spécialisés, vitrines indispensables
de leurs entreprises, ils doivent se plier à cette discipline. Travailler pour
le plus grand bien, d’accord, mais pas pour des cacahuètes. Erin Brokovitch,
cette femme courageuse, mère de trois enfants cumulant les petits boulots pour
survivre, qui s'est battue, aux côtés de son employeur, pour les droits des
victimes de la Pacific Gaz and Electricity Company, n'est pas seulement devenue
un exemple d'idéalisme. C'est aussi un parfait symbole de réussite à
l'américaine...
C’est
un portrait souvent déconcertant de la nouvelle Amérique que nous dresse Louise
Couvelaire. A la fois enthousiasmant et brutal, idéaliste et définitivement
matérialiste, et qui nous démontre à quel point l’action prévaut toujours sur
l’analyse pour ces descendants des pères fondateurs, perpétuant ce fameux
esprit d’entreprenariat que nous autres, européens de la vieille école, avons
tant de mal à appréhender. De son propre aveu, Louise Couvelaire, face à ce
pays qu’elle connaît si bien et a exploré durant de nombreuses années, «
oscille entre admiration et mépris », réaction typiquement française qu’elle ne
peut, en toute honnêteté, désavouer complètement. Car les initiatives de cette
jeunesse (« le lobby le plus puissant d’Amérique »), si elles ne sont pas
exemptes de toute vision pour l’humanité future, sont révélatrices d’un état
d’esprit définitivement individualiste, et d’une volonté de garder intactes,
avant toute autre chose, l’indépendance et la prospérité qu’ils ont toujours
connues.
Pour
en savoir plus, le lien vers une interview de Louise Couvelaire, à l'occasion
de la sortie de son livre, sur la radio France Culture :
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