samedi 18 février 2012

L’Héritage Dickens, Louis Bayard


Tiny Tim et Tim Cratchit sont sur un bateau…

Après Un Œil bleu pâle et La Tour noire, Louis Bayard revient avec un roman nouvellement (et fort habilement) traduit pour son public français. L’Héritage Dickens nous propose cette fois un voyage dans le Londres brumeux et inquiétant de 1860, un Londres aux facettes multiples, de la crasse misère de l’East End aux beaux quartiers de la gentry…
Le héros, Timothy Cratchit, qui inspira le Tiny Tim de Dickens dans son Conte de noël, n’est plus l’enfant chétif qui sut jadis attendrir ce vieil acariâtre de Scrooge. Hébergé dans un bordel par une maquerelle à qui il enseigne la lecture, le jeune homme, éternellement sans le sou, écume la tamise à la recherche de cadavres dont il pourrait tirer récompense. Ce n’est pourtant pas un mauvais garçon : poursuivi par le fantôme d’un père adoré, récemment décédé, à qui il adresse de touchantes missives, Tim est aussi un frère affectueux que les épreuves de l’existence n’ont pas tant endurci. C’est pourquoi, lorsque le bateau du capitaine Gully prend dans ses filets le corps inanimé d’une petite fille, il décide de suivre la piste d’une autre fillette miséreuse croisée au hasard de ses pérégrinations dans les docks de la cité. Il recevra dans cette tâche le soutien inattendu d’un gosse surnommé « Colin le mélodieux » qui parvient à retrouver pour lui la jeune Philomela, orpheline italienne au destin tragique. En cherchant à la protéger, Tim va se retrouver mêlé à une sombre histoire de trafic de jeunes filles dans laquelle les individus les plus dangereux ne sont pas ceux auxquels on s’attendrait.


Nouveaux défis, nouvelle réussite

Voilà pour l’histoire : une fois de plus, Bayard nous plonge dans un passé scrupuleusement reconstitué, fourmillant de détails et d’anecdotes, et crée pour ses lecteurs un tableau parfaitement équilibré entre ambiance romanesque, action fracassante et réalisme du décor. On retrouve avec bonheur ce style inimitable qui rappelle Mark Twain, mais aussi Dickens et Wilkie Collins, où l’humour vient souvent soutenir une narration quasi-cinématographique. A chaque roman Bayard parvient à créer, non sans brio, une coloration propre à l’époque et au lieu particuliers de son récit : le Londres de 1860 n’est pas le Washington de 1830. Les personnages qu’il crée dans cette nouvelle œuvre soutiennent amplement la comparaison avec ses héros précédents. On s’attache diablement à ce Tim Cratchit plein de nuances et de contradictions, qui cherche tant bien que mal à se séparer de son ancienne image de bambin maladif, mais ne cesse d’y revenir. On tremble pour la jeune Philomela, douce petite créature à l’enfance écorchée, talentueuse, intelligente et incroyablement courageuse. On est suspendu aux lèvres du vieux Gully, marin cynique et pourtant plein de tendresse, et l’on s’étonne, enfin, devant le portrait de ce Scrooge si pragmatique qui mène ses bonnes œuvres comme il dirigerait une usine, plein d’inquiétude pourtant envers sa pupille qu’il continue à entretenir de loin en loin. Jamais Bayard ne tombe dans la caricature : au contraire, à l’instar de son jeune Edgar Poe, il détourne prodigieusement les vieux poncifs attachés comme un boulet aux figures qu’il a l’audace de mettre en scène.
L’intrigue en elle-même est passionnante, angoissante, riche en émotions. Il n’est pas si fréquent de ressentir une haine aussi absolue que celle qu’on peut éprouver à lire les ignominies de ce lord dépravé et son lieutenant méphitique. Les scènes de course-poursuite sont, au sens propre, haletantes, le suspense, diaboliquement entretenu. On se sent, tout au long du roman, comme accroché par le bout des ongles au bord de l’une de ces corniches sculptées qui ornent les étages des maisons aristocratiques londoniennes. Du point de vue de la technique, c’est irréprochable.
On pourrait certes regretter une relative faiblesse dans le dénouement du mystère, mais seulement en comparaison avec les ouvrages précédents, à la résolution plus complexe. La conclusion finale, quant à elle, est poignante, et rappelle d’une certaine façon la fin magistrale de Martin Eden.


Une chair tâchée d’encre

Un dénouement sans réelle surprise, c’est un fait entendu, mais le cœur du roman n’est pas là. Autour de l’intrigue principale se pose une problématique essentielle de la création littéraire. Ainsi, l’utilisation d’un personnage imaginaire « concrétisé » dans un nouvel espace virtuel défini, entre autres, par son réalisme historique. La grande réussite de l’ouvrage est de donner l’illusion que le héros, doublement fictif puisque précédemment créé par un autre écrivain, paraît d’autant plus réel dans ce nouveau contexte dramatique. L’effet est renforcé par l’idée que Timothy Cratchit a grandi, évolué, et souhaite s’émanciper des attributs dont l’a affublé dans sa première apparition, comme un acteur qui hanterait les studios depuis sa plus tendre enfance et que son public aurait vu grandir, et qui rêverait de rôles enfin adultes. L’auteur s’efforce de combler le vide (tout aussi fictif !) existant entre l’œuvre de Dickens et la sienne en narrant les divers épisodes qui ont marqué cet espace temporel. Le procédé est habile et parfaitement efficace.
Tiny Tim et Timothy sont-ils deux entités distinctes, indépendantes l’une de l’autre puisque issues de l’imagination de deux romanciers ayant écrit à plus presque deux siècles d’intervalle, ou bien Louis Bayard n’a-t-il fait qu’adopter le personnage de son illustre prédécesseur pour servir d’autres fins ? De prime abord, il n’y a pas grand-chose de commun entre le malheureux garçon du conte, misérable et fragile, et ce jeune homme responsable et plein d’énergie hissé au rang de défenseur des opprimés. Tout le talent de Bayard est de brouiller les cartes de l’invention, et de parvenir à dépasser les limites artificiellement posées par les œuvres dont son personnage est issu.  


La délicate question du père

            Le personnage du père fantôme exerçant par-delà la mort une influence sur son fils n’est pas vraiment une idée neuve : les plus fameux auteurs de la Grèce antique se sont prêtés au jeu, sans parler de William Shakespeare, Molière, ou encore, plus récemment, Daniel Pennac… Quoique le principe, ici, soit un peu différent : jamais on n’entend la vision de Timothy parler à son enfant. Il est une image flottant dans les rues de la ville qui paraissent représenter ainsi, métaphoriquement, les méandres dont se compose la mémoire humaine. Les lettres rédigées par Timothy sont un instrument narratif à la double utilité : présenter l’homme affable et fantasque qui fut son père, et combler les vides de l’existence de Tim depuis son adoption par « l’oncle N » (Scrooge), autre figure paternelle du récit, à la fin du conte dickensien.
            Ces missives ont l’effet bienheureux d’un souffle léger sur une joue brûlante. Entre deux scènes d’enquête parfois éprouvantes (pour le lecteur comme pour les courageux personnages), elles sont une respiration, un repos nécessaire qu’on ne nous accorde pas toujours dans de tels ouvrages. On peut appeler cela une longueur, si l’on veut.
            Et puis, encore une fois, Bayard installe une de ces mises en abîmes dans lesquelles on a tant de plaisir à s’engouffrer : le père de Tim, à l’époque où ce dernier est encore la victime d’un handicap qui manque l’emporter dans la tombe, n’a de cesse de réinventer son propre fils, créant une fiction par-dessus la fiction. Il lui attribue des paroles incroyablement dignes, héroïques et pures (telles qu’il en prononce réellement dans l’œuvre de Dickens, ce qui renforce encore le rôle paternel que joue l’écrivain). Des paroles que les adultes ont pour habitude de mettre dans la bouche des bambins, pour combler peut-être le grand silence qui peut régner parfois sur l’enfance (que j’aurais aimé, parfois, avoir la verve de ces jeunes personnages qui, au cinéma, dans les livres, dans les séries télévisées, résument tout en un seul verbe tendre !). Cette étrange pratique révèle-t-elle une déception, le désir caché d’engendrer un fils plus proche de ses attentes ? Non, il faut plutôt y voir la lutte d’un père contre la maladie de son garçon, avec les seules armes de l’imagination. Une façon de se rassurer un peu tout en rassurant les autres. Idée incroyablement subtile et émouvante, qui contribue à placer le Père, qu’il soit fictif, réel, ou de littérature, au centre de cette œuvre bien plus complexe qu’elle ne paraît à la première lecture.

            Qu’un roman puisse réunir à la fois vérité historique, ressorts romanesques, chausse-trappes du récit de mystère, subtilités stylistiques et psychologiques, et intelligence des méandres de la création littéraire n’est pas chose si courante. Il convient de le noter, puis d’en profiter.

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