Publié en 2009 aux Etats-Unis,
puis en France en 2011, Drood est l’incursion
d’un génie du fantastique et de la SF dans l’univers du roman historique. Comme
il fallait s’y attendre, l’horreur et l’étrange se taillent la part du lion, mais
c’est également l’occasion pour les lecteurs de découvrir tout un pan de l’histoire
de la littérature, et pas des moindres, avec comme toile de fond la bonne ville
de Londres à l’époque victorienne : paysage surexploité s’il en est, mais
qui trouve sous la plume de l’auteur une densité rarement atteinte. Dan Simmons
a réalisé ici un coup de maître, qui force l’admiration autant que la
perplexité.
L’histoire, sans trop en
dévoiler, est celle de la rencontre de Charles Dickens et d’un personnage
mystérieux baptisé « Drood ». Magicien ténébreux, génie de l’hypnose,
chef de gang cruel et grand prêtre d’un culte égyptien obscur, Drood est un peu
tout cela, et il va provoquer chez Dickens une fascination qui virera très vite
à l’obsession, et marquera les cinq dernières années de sa vie au point qu’il
commencera à rédiger un livre baptisé Le
Mystère d’Edwin Drood, resté inachevé. Le narrateur, W. Wilkie Collins,
autre grand romancier de son temps, ami et rival de Dickens et précurseur du
thriller, glisse peu à peu de sa position de témoin privilégié à celle
d’acolyte, avant de devenir, dans le dernier tiers de l’ouvrage, le héros final
et pour le moins controversé de cette plongée dans les ténèbres.
C’est après avoir lu une
biographie de Dickens par Peter Ackroyd que Simmons décide d’explorer cette
période de l’existence du grand écrivain, marquée par un grave accident
ferroviaire qui faillit lui coûter la vie. Cinq années mystérieuses, assez peu
décrites par les littérateurs dickensiens, que Simmons se propose de reconstituer
à sa manière par le prisme du regard de Wilkie Collins, autre auteur à succès
et père du thriller, qui forma longtemps avec Charles Dickens un duo amical et
professionnel pas toujours exempt de perversité…
Tableau de maître
Au sujet de Drood, les avis sont partagés, des plus virulents aux plus
admiratifs, et vous êtes évidemment parfaitement libres de vous forger votre
propre opinion. Cependant, que l’histoire vous convainque ou pas, que vous
deviniez avant l’heure les ressorts de l’intrigue ou que vous vous retrouviez
piégés comme je l’ai été, de nombreux éléments de ce récit hors-normes me
paraissent relever du défi littéraire. Le premier d’entre eux étant la somme
colossale de travail mise en œuvre pour retranscrire, avec ce niveau de
fidélité, les existences de deux hommes de lettres dans leur cadre social, intellectuel,
temporel et géographique. La seule lecture de la bibliographie présente à la
fin de l’ouvrage ne donne qu’un maigre aperçu du labeur de Simmons ; Les
auteurs les mieux documentés ne parviennent pas toujours à ce degré
d’excellence. Il a fallu, outre les recherches, un talent de mise en
perspective, de mise en scène, d’adaptation du style, et de compréhension
profonde des enjeux littéraires de l’époque. Plus qu’un roman, Drood est une fresque historique phénoménale
qui en apprend plus sur les existences de Dickens et Collins, et sur la vie
culturelle de leur époque, que n’importe quelle biographie. En outre, la
description de ce Londres bicéphale, entre le West End bourgeois de la gentry
et l’East End labyrinthique des âmes damnées et des sans-le-sou est frappante à
bien des égards. Et, qui plus est, s’adapte merveilleusement au propos de
l’auteur.
L’âme de l’East End
Nous arrivons au second tour de
force du roman. Comme dans d’autres de ces ouvrages, Dan Simmons nous plonge
dans les méandres de la pensée humaine et de l’inconscient, présentés ici comme
une succession de strates de plus en plus impénétrables. A mesure que nous nous
enfonçons dans les quartiers les plus populaires de la capitale britannique,
c’est à la folie grandissante des personnages eux-mêmes que nous nous
confrontons. Une mise en abîme, dans tous les sens du terme, puisque démence et
vices vont de pair pour composer une vision dantesque des cercles de l’Enfer.
La traque pour dénicher Drood conduit les deux personnages principaux dans les
bas-fonds, puis les catacombes : au fil de ces incursions terrifiantes
dans un univers de ténèbres et de pure sauvagerie, dans lequel toute règle de
civilisation est vouée à disparaître, Dickens et Collins se débarrassent peu à
peu de leur vernis de respectabilité. La cartographie de Londres se superpose
ainsi à celle de l’esprit tourmenté de Collins, embrumé par le laudanum et l’opium,
en proie à des visions terrifiantes, à la paranoïa et à des pulsions de moins
en moins contrôlables. Dans cet univers de faux-semblants à l’architecture
alambiquée, grandement nourrie par l’inspiration de l’écrivain, le lecteur perd
pied aussi sûrement que s’il s’égarait dans ce Whitechapel des années 1860.
Ainsi confrontés à leurs émotions
primales, les deux personnages principaux révèlent une facette bien moins
glorieuse de leur personnalité : manipulations, jalousies, haines larvées,
amertume, trahisons… le monde ouaté de la littérature dissimule de profondes
ornières où il ne fait pas bon s’égarer. Qu’il s’agisse ici d’une fiction
n’enlève rien au réalisme des deux écrivains. Simmons nous livre une extrapolation
plausible de leurs relations pour le moins complexes, car pour être amis et
confrères, ils n’en furent pas moins rivaux. Or, à ce petit jeu de gloire et de
génie, Dickens semble presque à tout coup sortir vainqueur.
Gentlemen du siècle
La grande réussite du roman tient
aussi, et peut-être avant tout, dans ce portrait de l’un des plus grands hommes
de l’Angleterre victorienne. Un portrait tout en nuances, très éloigné de
l’image populaire du noël en famille que Dickens contribua à rendre célèbre. Il
apparaît tour à tour comme un homme d’affaires redoutable, un génie de
l’intrigue et de la mise en scène, un hypnotiseur de salon talentueux, un
orateur fascinant, un passionné de marche athlétique, un chroniqueur de son
temps… mais cet hyperactif est aussi un ogre. Manipulateur, menteur, cruel,
sournois, mauvais père et mari déplorable, égocentrique, mégalomane, jaloux de
son succès et de ses prérogatives, maniaque du contrôle… Face à un Wilkie
Collins un peu faible, parfois bêtement sentimental, il se dresse comme la
statue du commandeur. Inaltérable, intouchable et quasi omniscient (un trait
d’autant plus accentué que son don pour le mesmérisme le rend apte à pénétrer
toutes les consciences). Dickens se montre également, et c’est là toute la
force du roman, comme un homme prisonnier de ses propres inventions et de l’image
d’Epinal qu’il a mis tant de soins à construire. Une célébrité qu’on s’arrache,
à tel point qu’il ne s’appartienne plus vraiment, comme si Dickens n’était rien
d’autre que la propriété intellectuelle du Royaume britannique.
Face à cette divinité
capricieuse, le lecteur ne peut tout d’abord ressentir que pitié et sympathie
pour le malheureux Wilkie Collins, éternel Watson, acolyte infatigable bien que
sujet à une goutte qui le torture à toute heure du jour ou de la nuit, et que
des doses phénoménales de laudanum parviennent à peine à apaiser. Son amitié
pour le grand maître, au départ franche comme l’or, va cependant décliner au
fil du récit. On découvre sa souffrance à l’idée de ne jamais réussir à égaler
le grand Dickens, une amertume qui ne suffit cependant pas à briser ses
chaînes. Collins accepte tout. Pour le plaisir de son ami, il se plie à tous
les sacrifices, toutes les compromissions. Jusqu’au point de rupture, provoqué
en partie par le malfaisant Drood. Le vernis craque et se fendille alors, nous
donnant à découvrir un personnage d’une extraordinaire complexité, un homme
souvent médiocre, parfois magnifique, un bourreau de travail qui ne veut plus
subir mais ne trouve sa revanche que dans la bassesse. La rencontre entre la
vérité historique du bonhomme et son prolongement dans la fiction est une
réussite totale. Simmons a décrit dans Drood
l’un des personnages les plus fascinants de la littérature fantastique.
On pourra reprocher à Dan Simmons
une trop lente progression dans le récit, une mise en place trop minutieuse qui
laisse peu de champ à la spontanéité. L’ensemble forme pourtant une machine
diabolique, aussi dérangeante que passionnante. Une photographie d’histoire
littéraire digne d’apparaître dans le meilleur cabinet de curiosités. Quant au
dénouement, que je me garderai bien de révéler ici tant son machiavélisme vous
laissera cois, il a la vertu perverse de laisser ouvertes toutes les
possibilités, y compris les plus immorales. Il ne reste plus qu’à rassembler
votre courage et à vous lancer dans le périple. Laissez-y, au passage, toutes
vos espérances…
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