Nous avons (presque) tous un
Stephen King dans la tête. Le grand maître de l’horreur a nourri cet
inconscient collectif dans lequel le maquillage du clown cache des abîmes, où
la grippe est un instrument de Dieu et l’insomnie, un passage vers les strates
supérieures du monde. Outre son expertise technique, qui n’est bien évidemment
plus à prouver, c’est sa capacité à incarner la petite voix de la déraison qui
nous fascine. Son œuvre tentaculaire a mis en scène, non seulement nos peurs
les plus inavouables, mais aussi et surtout cette propension bien humaine à
nous égarer dans les « et si… ».
Comme beaucoup d’entre vous, je
le suppose, Stephen King et moi avons vécu une passion adolescente. A 14 ans,
il incarnait ce monde des « lectures adultes » sur le seuil duquel je
restais, indécise, jusqu’au jour où le besoin de grandir m’a précipité vers
lui. Simetierre fut l’une de mes plus
grandes expériences de la terreur, en partie à cause d’une banale petite phrase
qui me figea d’horreur plus sûrement que toute autre scène de son chef-d’œuvre.
Une petite phrase qui disait à peu près : « En réalité, tous ces
événements tragiques n’avaient jamais eu lieu ». Pour ceux qui n’auraient
pas lu Simetierre, je rappelle brièvement
le contexte : Louis Creed vivait une existence parfaitement heureuse avec
sa femme, sa fille et son petit garçon dans leur nouvelle maison de Derry
jusqu’au jour où le pauvre Gage, adorable bambin de trois ans, se fait
écrabouiller comme une musaraigne par un poids lourd. On devine aisément la
suite : les trois membres survivants de la famille Creed plongent dans le cauchemar de ce deuil d’une
brutalité inouïe (vous pouvez faire confiance à Stephen King pour ne pas mâcher
ses mots). L’enterrement est un fiasco, à cause des relations calamiteuses
entre Louis et son beau-père. Rachel Creed, la maman de Gage, tourne aux
calmants pour ne pas s’effondrer, et la fille de Rachel et Louis erre dans la
maison en serrant entre ses petites mains un portrait de son défunt petit
frère. Tout ce qui suit la mort de Gage est parfaitement atroce, en résumé,
jusqu’à cette petite phrase venue –apparemment- de nulle part : « En
réalité, tous ces événements tragiques n’avaient jamais eu lieu ». C’est à
ce moment précis que j’ai posé le livre avec la conscience très nette qu’il
était au-dessus de mes forces de le poursuivre.
J’avais du sentir à l’époque,
sans pouvoir le formuler, que tout le génie du maître se tenait-là, dans cette
formule faussement magique qui prétendait tout annuler, et qui me précipitait
en fait dans la véritable horreur du récit : celle du déni de la mort, de
la souffrance, ce refus farouche de voir disparaître nos êtres aimés. Ce que
j’ai entendu ce jour-là, fort brièvement, n’était rien d’autre que la petite
musique du diable. La douce mélodie de la folie furieuse. Avec un peu de chance, je ne l’entendrai
jamais ailleurs que dans de très bons romans.
J’ai réussi à finir Simetierre, et prise dans mon élan, j’ai
lu à peu près tout ce que Stephen King avait écrit jusque-là. Avec
l’expérience, j’en étais venue à admirer sa technique : maîtrise
impeccable du récit et des personnages, dialogues plus vrais que nature, et
cette lente coulée de sable dans les rouages de ces vies ordinaires. Mais à
chaque opus, c’était cette mélodie légère que je guettais. Parfois, elle
résonnait à mes oreilles à la lecture d’un paragraphe ou de quelques lignes
pour teinter tout le récit. Parfois, elle m’échappait complétement. Que je
l’entende ou pas, il restait toujours cet authentique plaisir de lecture :
King connaît son boulot.
Et puis, bien sûr, au fil des
ans, d’autres auteurs se sont imposés à moi. J’ai délaissé Stephen King pour
vivre de nouvelles expériences. Je le rencontrais fréquemment dans les rayons
des librairies, indéboulonnable en dépit des nouvelles modes littéraires, et me
promettais souvent de fêter nos retrouvailles, mais cela n’arrivait pas. Trop
de bons romans, moins de temps pour les lire… Je n’oubliais cependant pas que
la petite musique que je cherchais à présent à écouter chez d’autres auteurs,
c’était lui qui me l’avait fait entendre pour la première fois.
Enfin, il y a un mois environ,
Stephen King s’est rappelé à mon bon souvenir par le biais de ma mère, mine
d’excellents bouquins qui a l’élégance de ne jamais s’en vanter. Elle était en
train de lire 22/11/63 et se
déclarait enchantée. Comme je suis une bonne petite fille qui n’a pas
l’habitude de contredire sa maman, je me suis procuré le livre.
Stephen King vieillit bien
Comme toutes les bonnes histoires,
22/11/63 repose sur le fameux
« et si… » : Et s’il était possible de remonter le temps pour
empêcher l’assassinat de Kennedy ? C’est l’opportunité qui est offerte à
Jake Epping, paisible petit professeur de lettres divorcé et sans enfants, lorsque
son vieil ami cuistot lui fait découvrir, dans la réserve de son restaurant, un
passage qui lui permet de revenir en 1958. Il lui reste donc cinq ans pour
s’assurer de la culpabilité de Lee Harvey Oswald, son suspect n°1, et
l’empêcher de nuire. Sauver Kennedy, c’est peut-être éviter la guerre au
Viet-Nam et ses conséquences tragiques. C’est aussi prendre vacances de ces
trépidantes années 2010 pour découvrir une époque plus douce, où les jeunes ont
de bonnes manières, les profs sont respectés, et la nourriture, incroyablement
savoureuse…
Je n’en raconterai pas plus. Si
vous connaissez Stephen King, vous comprendrez que la traque d’Oswald n’est
qu’une étape parmi tant d’autres de ce voyage fascinant. Entre Derry et Dallas,
Jake Epping ne chôme pas, corrigeant d’autres injustices de la vie avec une
touchante innocence. Lecteurs, prenez garde : la petite musique résonne
jusque dans ces sweet sixties…
Avec 22/11/63, King fait preuve d’une étonnante sobriété : on est
loin du foisonnement de personnages et d’intrigues d’un Bazaar ou d’un Fléau. La
dichotomie du bien et du mal, traitée parfois un peu caricaturalement dans
certaines de ces œuvres, tourne ici en un passionnant débat intérieur chez un
héros qui n’a rien d’un justicier. Ses questionnements et les nôtres se
confondent et nous permettent de le suivre pas à pas dans ce lent paysage
nostalgique, un peu trop séduisant. De fait, la respiration imprimée au livre
est magistrale : tantôt légère et apaisée quand Jake découvre le bonheur
d’une vie simple dans une petite bourgade du Texas, tantôt lourde et haletante
quand il lui faut revêtir son costume d’espion sur les traces d’un Oswald
encore anonyme, sans le sou, dans les quartiers populaires de Dallas. C’est une
mélodie insidieuse, à deux temps, car la berceuse du passé s’accélère sur le
tempo du futur. C’est ici, dans ce rythme binaire mesuré avec précision, que le
diable dissimule ses paradoxes. Comme le dit si bien Stephen King : le
passé ne veut pas être changé. Et pour protéger ses acquis, il est prêt à
toutes les bassesses.
L’intrigue se nourrit pleinement
des espoirs que nous entretenons à l’égard du personnage principal, ce chic
type plein de bonnes intentions qui pense mériter aussi son bonheur, dût-il le
trouver à une époque où il n’était même pas encore né. Au fil des pages, notre
inquiétude à son égard va crescendo, jusqu’à ce final à la beauté mélancolique : le diable a plus d’un tour
dans son sac… C’est ainsi que l’on découvre un
Stephen King apaisé, beaucoup moins bavard qu’à ses débuts, comme s’il
n’éprouvait plus le besoin de se justifier. Le temps, toujours inéluctable dans
son œuvre, avait déjà été traité avec brio dans la nouvelle Les Langoliers. Depuis, l’auteur a
vieilli. Bien vieilli. Inéluctablement.
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